La visite commence ou finit
toujours aux 11-19. Les puits de mémoire du bassin minier de Lens – Loos en
Gohelle aux pieds des plus hauts terrils. Au total, 250 km de profondeur
cumulée, plus de 100 000 km de galeries creusées à la pioche et au marteau
piqueur … Histoire de rappeler cette évidence enfouie d’une géographie
sociale incontournable ici, qui explique bien des choses plusieurs dizaines
d’années après la fermeture du dernier puits.
A commencer par
l’occupation – légale – de la « maison de l’ingénieur » à la limite
des deux villes, entourée des corons, des écoles et des églises. Audrey
Chaillan, animatrice de la « Micro ferme servicielle » de la Gohelle[1], nous
fait la visite : portes ouvertes, musiciens en répétition, petite épicerie
en plein air, exposition de photos et employés en insertion au travail sur ces
bacs en pleine terre dans le jardin de la maison du notable. « C’est cette mentalité d’un travail
sacrificiel lié à une collectivité qui devait tout prendre en charge en retour
qui imprègne encore la vie des gens » nous rappelle Dominique Hays,
responsable des « Anges gardins », association animatrice des jardins
d’insertion, membre du réseau Cocagne. On comprend mieux le sens du projet de
cet « archipel » nourricier constitué d’ilots de verdure au milieu de
la ville. Et déjà 4 nouveaux jardins à vocation nourricière qui vont bientôt
rejoindre celui de la maison de l’ingénieur.
Un esprit de (re)conquête pour ces tenants du
« aide toi et Jean-François Caron t’aidera », le maire
« complice » de Loos-en-Gohelle, qui a déployé son dispositif du
50/50 (fifty-fifty en bon chti), pour ce que les habitants amènent comme
projets et que la collectivité abonde. Plus question de sacrifice ici mais bien
d’une réappropriation collective du territoire et de ses potentialités
surfaciques. Dans une chaleur inhabituelle (voire ?) du moi de mai dans le
Nord, nous voilà donc partis avec ces aventuriers du « do it yourself (ou
recréation en bon français) » en petite équipe le long des
« cavaliers », ces anciennes petites voies ferrées qui acheminaient
le charbon aux gares, à la recherche de nouvelles terres arables (une future
« riviera comestible » pour ces adeptes des analogies métaphoriques).
Bon ce ne sera pas pour tout de suite sauf à imaginer reprendre les alentours
de l’immense salle des pendus, monument classé et abandonné, où les mineurs
suspendaient leurs vêtements avant de s’engouffrer dans le puits à plusieurs
centaines de mètres de profondeur par près de 50°.
La découverte de l’Amérique
Dominique
Hays se souvient alors de son voyage aux Etats-Unis d'Amérique au début de cette aventure
collective qui l’a amené à penser (panser ?) la question alimentaire là où
il est né. « Nous avions rendez-vous
dans Lower Manhattan avec mon contact. Il était passé midi et je lui demande si
on allait manger avant d’aller voir ce fameux jardin en pleine mégalopole, il
me répond qu’il à peine à 5mn de là… j’étais passé devant sans le voir !
et il y en avait plein, partout, impossible de les repérer sans avoir la
conscience qu’ils étaient bien là, en pleine ville » (cf. le Liz Christy Community Garden créé en
1973 ci-contre). Le découvreur (« pas spécialement américanophile » me précise
t-il) se fait passeur et invite une délégation de compatriotes à venir voir de
leurs propres yeux. « Beaucoup sont
revenus en France avec une vision
uniforme et institutionnalisée du jardin d’habitants en oubliant leur
grande hétérogénéité de forme mais surtout leur vocation nourricière ».
Un mal semble t-il bien français qu’ont connu d’autres importations
d’expériences participatives nord américaines, forcément très éloignées du
système politique « communautaire » d’outre-Atlantique (cf. l’exemple
de la police communautaire de la ville de Chicago en rupture avec le « paternalisme
public » à la française).
Cette dialectique forte entre création et
institution est au cœur de la démarche associative que mène Dominique et ses
(nombreux) partenaires et amis dans le Nord depuis plus de trente ans. Quelle
distance et quels liens entre un projet citoyen – autonomiste - et la responsabilité
et délibération des élus des collectivités ? Il a fallu apprendre et
comprendre des expériences réussies et de celles qui séparent parfois les gens,
les amis. Des militants créateurs ne sont pas toujours ceux qui doivent
prolonger l’aventure quand les enjeux de gestion et de développement deviennent
prépondérants. Des élus pionniers ne sont pas toujours ceux qui doivent
poursuivre les projets quand ils ne sont plus irrigués par la force et le désir
citoyen. Pour autant, pas de ruptures définitives ici, dans le Nord, toujours
une continuité, des entrelacements entre les personnes, leurs histoires, au
service d’un Territoire qui doit revivre par lui-même. A 100 km de là, plus au
Nord, nous quittons la géographie marine d’un bassin minier pour celle,
humaine, d’une nouvelle histoire médiévale en milieu rural.
Un territoire qui se mange
Le projet de l’écopole
alimentaire dans le territoire de l’Audruicq, entre Boulogne et Calais, est une
belle illustration de cette dialectique créatrice du territoire projet.
D’ailleurs Dominique Hays, ci-dessous, dessine tout le temps, il dessine des
schémas sur son cahier de feuilles kraft, des paysages mouvants où l’on devine
des fermes, des routes, des villes, des flux. Et des Abbayes, de celles qui ont
« résisté aux invasions barbares ».
En
tant que directeur de l’écopole alimentaire[1], composé
de plusieurs outils juridiques, il dirige une quarantaine de collaborateurs sur un
site bio extraordinaire négocié avec la communauté de communes de la région
d’Audruicq, 26000 habitants, qui a investit 3 millions d’euros (dont 30%
directement, le reste avec la Région et l’Europe et des fondations privées)
pour voir fleurir un jardin d’insertion, un restaurant d’insertion, un atelier
de transformation aussi multifonctionnel qu’un couteau suisse, des lieux de
rencontre, bientôt l’installation de maraichers, l’arrivée de chevaux locaux
pour de la traction animale etc. Comment un tel projet a-t-il pu intéresser les
élus locaux ? La question alimentaire est située au cœur du projet
intercommunal[2] :
« L’ambition de ce projet est de
rechercher des solutions locales à des enjeux plus larges en termes de
développement durable, de création d’activités ou de recherche d’un mieux vivre
! ». L’identité du territoire
est fondée sur une histoire alimentaire passée et présente, le pays de la
chicorée et les grandes exploitations intensives du Nord, que l’écopole
alimentaire redéfinit aujourd’hui en lien avec d’autres enjeux d’intérêt
général propre au territoire: « l’ambition
est d’accompagner les initiatives d’intérêt public, au service de tout le
territoire, reposant sur l’alimentation (production bio, insertion, éducation,
emploi…). » A mille lieu du territoire replié sur lui-même, il
s’intègre à d’autres comme avec le projet européen Ad-in[3] franco-belge
de stratégie d’accès à l’alimentation durable pour tous, et en particulier pour
les personnes les plus vulnérables.
Violence économique et environnementale, instrumentalisation
politiques, malbouffe… voilà
les invasions barbares d’une modernité toujours plus excluante que ces
« abbayes refuges » essaient de combattre, pour Dominique Hays,
responsable de ce Pôle territorial de Coopération Economique (PTCE) : « on ne peut pas se contenter d’insérer les
personnes dans des « espaces de reconditionnement au travail », il faut interroger
le tissu économique sur la place qu’il leur accorde là où leurs compétences peuvent
être reconnues, manutention, logistique, vente, restauration etc. L’économie peut s’adapter aussi aux
gens ! »
Ce
jour là, en cette fin de matinée ensoleillée, des employés préparent les
betteraves pour les prochaines soupes à transformer (que faut-il faire des
fanes ?), les paniers sont déjà partis dans les points relais, l’atelier
de transformation est déjà propre et le couscous (version du nord) prêt à être
dégusté. Une seule ombre au tableau. Ces tracts du front national illégalement
introduits dans les cases de la machine à distribuer des produits bio locaux
sur l’espace de covoiturage en face de l’écopole. Ils nous rappellent cette
réalité politique, révélatrice des réalités sociales et économiques qui
touchent si durement cette région. On espère que les abbayes et les archipels alimentaires tiendront.
Julien Adda, mai 2017
voir par ailleurs la vidéo de la conférence: "Changer le travail pour faire face au chômage" du 6 avril 2017